
Depuis la naissance du roman européen, le ton ludique, ironique et provocateur pose un regard lucide et désabusé sur la réalité et génère des réactions mitigées oscillant entre bonheur et sarcasme.
La Presse— Le département de français de la faculté des Lettres, des Arts et des Humanités de La Manouba (Flahm) a tenu du 13 au 15 février un colloque international et pluridisciplinaire intitulé «Le rire entre kitschisation et artialisation». Ce grand événement a réuni pendant trois jours des chercheurs en littérature, en philosophie, en psychologie et en anthropologie de 8 pays différents… dont la France, la Belgique, la Russie, la Roumanie, l’Algérie, la Mauritanie… Parmi les grands noms, nous pouvons citer Alain Vaillant, Pierre Schoentjes, Philippe Arnaud, Olivier Guerrier, Thomas Marec et bien d’autres. Le rire, catalyseur de réflexions sur le monde et l’être humain, était au centre des travaux présentés par les intervenants exerçant dans des universités prestigieuses aux quatre coins du globe, dont les Etats-Unis et l’Argentine. Les débats tenus en présence d’un large public étaient ainsi l’occasion d’échanger des points de vue et de rassembler les derniers travaux. D’ailleurs, ont été présents à l’inauguration l’ambassadrice du Canada, pays partenaire du colloque, en qualité de présidente actuelle du Groupe des ambassadeurs francophones (GAF), et l’ambassadeur de la République démocratique du Congo. Ce colloque est également un hommage à Milan Kundera, écrivain et penseur d’origine tchèque qui nous a quittés en 2023. Étant de ceux qui ont su capter et révéler l’esprit de leur époque, Kundera a accordé une place importante au rire, ce qui s’annonce même depuis les titres de certaines de ses œuvres comme «Risibles amours», «Livre du rire et de l’oubli» et «L’insoutenable légèreté de l’être».
La sagesse du rire
Face à la laideur du monde et la tragique condition de l’être humain, que peut en effet le rire ?
Entre stéréotypes et originalité, le débat sur le rire est parti du concept du kitsch, un mot d’origine allemande et dont quelques sources avancent une dérivation du mot anglais sketch. Il désigne couramment un « art du mauvais goût», généralement sanctionné de façon négative, qui utilise des clichés, stéréotypes, formules usées et idées reçues. La connotation péjorative attachée au kitsch peut être appliquée à beaucoup de domaines de l’art et de nombreux penseurs s’y sont opposés pour rester à l’abri de la chute dans la banalité. Milan Kundera, qui affirme que « le vrai roman se détourne radicalement du kitsch», n’y voit pas uniquement une question de goût, mais « l’une des modalités possibles du comportement humain face aux choses, aux autres et à soi-même». L’ «artialisation», terme qui existe depuis Montaigne, fait qu’un sujet anodin soit sublimé en devenant une forme artistique, ce qui donne dans ce sens matière à rire sans perdre la pensée essentielle de son créateur. Cette manière d’aborder les sujets les plus sérieux, entre légèreté et pesanteur, à travers le prisme du rire peut s’avérer une véritable arme de combat intellectuel. Elle est valable pour le roman comme pour les autres arts, ce qui nous propulse dans un monde moins laid que le nôtre et rend moins douloureuse cette prise de conscience. Les chercheurs sont même partis d’œuvres d’art remontant à la préhistoire pour indiquer que ce phénomène cognitif qui est «le propre de l’homme » se manifeste depuis l’aube de l’humanité. Dans le domaine littéraire, depuis François Rabelais et la naissance du roman européen, le ton ludique, ironique et provocateur pose un regard lucide et désabusé sur la réalité et génère des réactions mitigées oscillant entre bonheur et sarcasme. Loin d’être conçu comme un divertissement anodin, le rire peut s’avérer nerveux consécutif à la désillusion, de l’humour noir, un rire jaune, enragé, associé à une lyrisation de la terreur. Ce phénomène physiologique modulable se ploie ainsi dans sa dimension intellectuelle comme une attitude de sagesse et une prise de position. Des alternatives constructives comme la génération du rire par l’IA à travers Chatbot ont été essayées et les résultats discutés avec les chercheurs et le public présent.
Cependant, des réflexions ont été soulevées par rapport à la réception de ces œuvres qui dépend étroitement du fond culturel. Qui va en rire quand on ne voit que ce qu’on connaît ?
Ainsi, les chercheurs ont évoqué la barrière de la langue comme il y a des blagues et des jeux de mots qu’on ne peut pas traduire tout comme la susceptibilité des destinataires à certains sujets tabous ou particulièrement offensants, ce qui impose des limites au rire. On ne rit pas de la même manière et pour les mêmes raisons partout, ce qui veut dire que le rire est codifié et institutionnalisé puisqu’il est avant tout lié à la vie sociale, d’où il tire sa fonction première.
La littérature tunisienne contemporaine au cœur
du colloque
Ce colloque qui part des réflexions de l’écrivain-penseur Milan Kundera était également une occasion de découvrir la littérature tunisienne à travers deux œuvres qui ont été présentées et discutées dans ce sens. Il s’agit du «Le retour de l’éléphant» de Abdelaziz Belkhoudja et «Le Harem en péril» de Rafik Ben Salah. «Le retour de l’éléphant» est un roman d’anticipation écrit d’une manière subversive et bourré d’humour noir. Paru en 2003, il est fondé sur une idée originale : et si Carthage avait continué à gouverner le monde ? Nous découvrons alors au fil des pages John, jeune étudiant américain qui vient en 2103 finir ses études dans une de nos prestigieuses universités tunisiennes, et qui s’avère au final un espion prêt à tout pour nous voler les clés de la haute technologie dont nous disposons. Les passages risibles allant jusqu’à l’autodérision font que nous rions ainsi du ridicule de ses propres comportements, de nos propres actions et réflexions. Un hommage a été rendu à l’écrivain tunisien Rafik Ben Salah qui nous a quittés en octobre 2024. «Harem en péril», publié en 2005 et dont la couverture a été conçue par l’enseignante universitaire Jihen Souki, «s’inspire des régions et des patois de ce bled», comme l’a qualifié l’auteur. L’ironie est alors une soupape qui révèle le dessous des cartes face à certains spectacles absurdes. C’est un rire amer qui dénonce les défaillances et critique en ridiculisant les injustices.
Le rire en pratique
En dehors de la littérature, le rire a son mot à dire, sans aucun doute. La dernière journée a été marquée par des ateliers pratiques toujours en rapport avec le thème du rire. Lotfi Ben Sassi, célèbre caricaturiste qui a inventé les BokBok, a présenté son parcours et l’impact de ses images qui ont marqué les Tunisiens depuis des décennies. Ensuite, les conférenciers et le public ont été invités à participer à la réalisation d’une caricature créée sur place, chacun y apportant sa touche en toute spontanéité. La séance suivante a été animée par la psychologue et art-thérapeute Emna Guermazi et a été centrée sur la thérapie par le rire dans le domaine de la carcinologie, chez les personnes à besoins spécifiques et pour faire face à certaines anomalies psychologiques, dont les troubles d’adaptation. Le colloque a été clôturé dans la bonne humeur avec une séance de yoga du rire, sous la houlette de Nawel Bouhouche, psychologue en chef et coach yoga du rire, avec la participation de tous ceux qui étaient présents en salle. En instructrice spécialisée, elle a fait une démonstration à travers différents exercices du rire qui peut être artificiellement provoqué sur commande. Le yoga du rire est effectivement une discipline en émergence continue, tirant ses principes de la psychologie et des effets physiologiques et cognitifs du yoga proprement dit. Une expérience singulière et qui révèle la multitude des pistes que l’on peut tisser autour du rire. «Entre kitschisation et artialisation», ce colloque international fait ainsi réfléchir sur la complexité du rire qui peut paraître marginal, léger. Il démolit jusqu’au dernier vestige la banalité qui s’y rattache.